Notre (dernière) nuit ardente Partie 2
Extrait des répétitions de Nos Nuits Ardentes (roman), Chapitre 3 page 2:
"Slowdive - Spanish Air
Sortant sa carte bleue de son étui, il douta d’avoir fermé à clef sa voiture. Devant lui, un jeune homme aux cheveux blonds longs jusqu’aux épaules occupait le seul distributeur. Sacha regardait sa voiture, à quelques dizaines de mètres de lui seulement, de l’autre côté de la rue, et la simple pensée qu’elle pouvait être à la merci des voleurs commençait seconde après seconde, à l’obséder plus que de raison. Il se retourna de nouveau en direction du garçon blond et fut surpris par le visage de Marie, juste en face de lui, à quelques centimètres à peine. Elle l’embrassa avant même qu’il n’ait pu dire un mot. Un baiser de salutation, un baiser pour se dire bonjour, comme ça, sans vraiment y penser, des choses que ne pourraient comprendre un célibataire. A son regard, elle sut qu’elle devait s’expliquer : " J’étais en retard. D’ailleurs on dirait que je n’étais pas la seule – elle lui fit un clin d’œil- et je t’ai vu sur le trottoir. Je suis garée juste là, un peu plus haut dans la rue ". Il comprit qu’il ne verrait pas le masque sur son visage. Pas ce soir. D’une certain façon, très étrange, il fut presque déçu et décida de l’embrasser à nouveau, pour oublier, mettant ses bras autour d’elle, la serrant contre lui, échangeant son souffle avec le sien, caressant le bout de son nez avec son propre nez.
Et ils se sentirent observés. C’est un sentiment que l’on ressent très souvent, à deux, quand on s’embrasse. Justifié ou non, c’est typique lors des baisers passionnés en public, ceux pour lesquels on ferme les yeux, c’est même naturel. Au bout de moment, Sacha et Marie s’y étaient habitués, comme tous le monde. Mais il leur arrivait, à l’un comme à l’autre, d’ouvrir les yeux juste quelques instants, pour vérifier. Même s’il n’y a rien à faire que de les fermer à nouveau et oublier qu’on est observé. Les curieux peuvent être n’importe qui : un autre couple avec qui l’on partage de fait un instant de complicité, une vieille personne à qui cela rappelle des bons souvenirs, un jeune homme silencieux qui, bien qu’il fasse de son mieux pour ne pas être vu, à l’air d’un pervers.
Sacha se décida à regarder, juste quelques instants, et il le vit. Puis, il referma les yeux et continua comme si de rien était. Il ne trouva rien à faire. A peine ses yeux clos, il fut pris d’une peur terrible. Et le baiser continua et continua encore plusieurs longues secondes. Il avait du s’immobiliser, se raidir, arrêter de réagir à la langue de Marie car elle se rendit compte de quelque chose et sépara ses lèvres des siennes. Alors, comme d’un rêve auquel on est arraché, il ouvrit les paupières à contrecœur et voulut protéger Marie. Il aurait voulu qu’elle ne voit pas ce qu’il avait vu. Il la poussa derrière lui dans un geste de protection qui l’alerta, et c’était trop tard. Elle l’avait vu et sursauta. Elle n’hurla pas. C’est ce qu’il avait pu craindre le plus, durant ces quelques secondes de panique pure, il n’aurait sans doute pas pu s’empêcher d’hurler lui aussi. Elle sursauta, et il se dressa devant elle. Et ils attendirent que quelque chose se passe.
Un homme en combinaison de moto, bottes, veste en cuir et casque sur la tête, les visait avec un pistolet, deux mètres en face d’eux. Et ce fut la dernière fois que Marie et Sacha eurent conscience de la marche du temps. Peut-être la première aussi. Ils eurent l’impression de tomber dans un gouffre au ralenti. Ils se rappelaient qu’ils respiraient parce que leur souffle fort et oppressé était la seule chose qu’ils entendaient. Ils se rappelaient que du sang coulait dans leur veine parce que leur corps tout entier s’était mis à battre et à trembler au rythme de leur cœur. Ils se rappelaient que la terre vivait autour d’eux parce que le vent venait soulever silencieusement leurs cheveux. Sous l’effet de la surprise, leurs corps s’étaient séparés et n’étaient plus reliés que part une seule main que l’un et l’autre serrait bien plus fort que d’habitude, bien plus fort qu’à la normale. Rien ne se passait et rien ne se passa encore pendant au moins dix secondes. C’était long, dans cette situation. Le doigt du motard était presque tremblant sur la gâchette, ils pouvaient le voir même de là où ils étaient.
Et soudain appliquant un doigt ganté de son autre main contre son casque, à l’endroit où devait se trouver sa bouche, il esquissa un signe pour leur ordonner de se taire, levant le bras très lentement, seulement trahi par le bruit du frottement de sa veste en cuir, unique signe de vie de cette créature sombre, noire de la tête au pied, dont rien n’échappait, pas un souffle, pas un battement de cœur. Comme contre un bloc d’acier, le vent qui soufflait se contentait de s’écraser, ne faisant rien se mouvoir de ce corps brut.
Ils n’avaient même pas chercher à comprendre le pourquoi de cette attaque. Quand le motard commença à bouger, Sacha se souvint du garçon blond au distributeur, et il comprit tout. C’était une bête attaque pour de l’argent. Abasourdi, comme se réveillant d’un long sommeil, ses muscles picotant, sa peau frissonnant, il se rendit à peine compte que le motard, passant à sa hauteur, lui avait arraché la carte bancaire qu’il tenait à la vue de tous dans sa main gauche et s’éloignant de lui, s’approchait du garçon blond, toujours occupé par sa transaction interminable, inconscient de ce qui se passait, sorte de film d’horreur réaliste, sans aucune autre bande son que le frottement sourd de la veste en cuir du motard. Avec la crosse du pistolet, le motard le frappa par surprise dans la nuque, d’un coup latéral qui l’envoya s’écrouler sur sa droite, s’affalant presque sur lui-même, ses jambes le lâchant avant tous le reste, sous l’effet de la douleur et de la surprise sans doute. Le silence était brisé, un drôle de bruit d’os retentit avec le coup, et le garçon blond avait hurlé. Il était désormais étalé, tressautant, juste devant le distributeur de billet. Le motard, agacé, voulut le pousser, mais il ne réussit qu’à le faire s’écrouler un peu plus. Après s’être retourné quelques instants pour tenir en joue Sacha et Marie, triste façon de leur rappeler leur impuissance, il se concentra sur le garçon blond et, botté de cuir, le roua de coup de pied jusqu’à ce qu’il use de ses dernières forces, de ses derniers morceaux de conscience, pour ramper à quelques centimètres de là, en direction de Marie et Sacha. Satisfait de la place qui lui était laissée libre, le motard arrêta ses coups et se concentra sur le distributeur."